Sephy

 

— Tu penses à ces policiers dans le train, n’est-ce pas ? Ai-je demandé.

Callum n’a pas nié.

Je le comprenais. Si j’avais été à sa place, j’aurais également été ennuyée de l’attitude de ces policiers.

Ennuyée ? Sephy, sois honnête. Callum était bien plus qu’ennuyé.

— Pourquoi voulais-tu que je me rappelle cette journée au parc ? Ai-je insisté.

Callum a haussé les épaules. Puis souri.

— Parce que c’était une belle journée. Quand nous sommes arrivés au parc, nous étions rien que nous deux.

Il mentait. Il avait pensé à quelque chose. Dans sa tête, il y avait un lien entre les policiers du train et le fait que ma mère ne voulait pas le laisser me voir. Je ne suis pas complètement stupide. Je ne suis plus aussi naïve qu’avant. J’ai grandi ces derniers jours. Je voulais que Callum me dise ce qu’il pensait réellement, mais je reconnais qu’une part de moi avait peur de l’entendre. Alors j’ai juste hoché la tête.

Ce n’était pas grave si je ne disais rien à Callum. Je n’avais pas oublié la manière dont les policiers l’avaient traité. J’avais eu honte.

J’avais eu honte à plusieurs reprises, ces derniers temps.

Et je ne pouvais m’empêcher d’en vouloir à Callum.

J’en avais assez de me sentir coupable d’exister et c’est l’impression que je commençais à avoir quand j’étais avec lui.

Je me posais des milliers de questions qui ne m’avaient jamais effleurée jusqu’à présent. Pourquoi dans les vieux films en noir et blanc, les hommes nihils étaient-ils toujours des brutes, des alcooliques ou les deux ? Et les femmes nihils, des servantes idiotes ? Les Nihils avaient été nos esclaves, mais l’esclavage était aboli depuis longtemps. On n’entendait jamais parler des Nihils à la télé sauf dans les faits divers aux infos.

Pourquoi est-ce que je me posais des tas de questions sur les gens, quand je les croisais ?

J’observais les gens. Les Nihils comme les Primas. Leur visage, le langage de leur corps, leur façon de parler avec ceux de leur espèce, leur façon de parler avec les autres.

Entre eux, les Nihils étaient détendus, ce qui n’était jamais vraiment le cas quand ils étaient en présence de Primas. Les Primas semblaient toujours méfiants quand ils se trouvaient avec des Nihils. Les femmes serraient leur sac contre leur poitrine et accéléraient le pas.

Les Nihils et les Primas se croisaient sans jamais se regarder vraiment.

Je ne me rappelle pas quand nos vies ont commencé à devenir compliquées. Il y a quelques années, peut-être même seulement quelques mois, tout était plus facile. Mais la douleur dans ma poitrine me disait que ce temps était révolu.

— C’était une belle journée, a répété Callum.

Il m’a fallu une seconde pour comprendre.

— Oui. C’était une belle journée.

C’était presque vrai.

Parle, Callum. Quoi que tu aies sur le cœur, dis-le. Je suis prête à entendre.

Mais il n’a rien dit.

Nous sommes restés silencieux pendant une ou deux minutes.

— Ce sera bientôt l’hiver, ai-je soupir.

En hiver, c’était toujours plus difficile de trouver des excuses pour sortir de la maison. Aux beaux jours, Maman acceptait que je me promène sur la plage parce qu’elle pensait que j’étais une rêveuse. Et puis, je ne risquais rien sur la plage privée.

Mais en hiver, il n’en était plus question. Je reconnais que moi-même, je n’aimais pas tellement me retrouver là, comme ce soir, en pleine nuit, dans le vent. Ces ombres me rendaient nerveuse.

— Qui t’a frappée ?

— Quoi ?

— Qui t’a frappée ? A répété Callum.

— Tout le monde me pose la même question. Si on laissait tomber ?

— Tu ne veux quand même pas qu’ils s’en tirent aussi facilement ?

— Non. Mais que veux-tu que je fasse ? Je pourrais les dénoncer au proviseur et les faire renvoyer. Ou semer des punaises dans leurs chaussures, ou leur sauter dessus quand elles sont seules. J’en avais envie, mais ça ne vaut pas le coup. Ce qui m’est arrivé, j’ai envie de l’oublier.

— Dis-moi qui t’a fait ça et ensuite tu pourras tout oublier, a dit Callum.

J’ai froncé les sourcils.

— Tu ne vas pas faire un truc idiot ?

— Bien sûr que non. Je veux juste savoir qui c’est.

— Lola, Joanne et Dionne. Elles sont dans la classe de Mme Watson, ai-je fini par lâcher. Mais ça m’est égal maintenant.

— D’accord.

— Callum …

— J’étais juste curieux. Et de toute façon, qu’est-ce que je pourrais faire ? Ce sont des Primas et je ne suis qu’un Nihil.

— Arrête …

— Quoi ?

— Callum, c’est moi, Sephy. Je ne suis pas ton ennemie.

J’ai pris son visage dans mes mains.

— Regarde-moi, Callum.

— Je suis désolé, a-t-il fini par chuchoter.

— Moi aussi. Moi aussi.

 

Callum

 

Quand je suis rentré, la maison était en effervescence. Mais ça n’avait rien à voir avec moi. Lynette avait une crise et Jude, comme d’habitude, la houspillait.

Je l’entendais crier. J’ai pensé : toujours la même histoire. Mais je me trompais.

Pour la première fois, Lynette répondait à Jude. Mon frère et ma sœur se faisaient face, mon père se tenait entre eux. La lèvre de Jude saignait …

— Tu n’es qu’un sale con ! Hurlait Lynette.

— Oui, mais moi au moins, je ne me raconte pas d’histoires !

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Jude, arrête. Lynette, s’il te plaît.

C’est tout ce que Papa réussissait à dire.

J’ai cherché Maman des yeux. Mais elle devait être sortie. Elle ne les aurait jamais laissés se disputer de la sorte. Papa était toujours aussi faible.

— Papa, qu’est-ce qui se passe ? Ai-je demandé.

Papa s’est tourné vers moi. Il n’en a pas fallu plus à Jude pour se jeter sur Lynette. Elle l’a frappé aussitôt. Une seconde plus tard, Papa était de nouveau en train d’essayer de les séparer. C’était la première fois que je voyais Jude et Lynette se battre depuis l’accident de Lynette.

— Regarde-toi, a craché Jude, tu te crois trop bien pour respirer le même air que nous. Eh bien, j’ai une petite nouvelle pour toi, quand les Primates te regardent, ils te voient aussi blanche que moi.

Primates. Encore ce mot.

— Je ne suis pas comme toi, je suis différente. Je suis noire ! Regarde-moi ! Regarde !

Jude a poussé Papa et attrapé le bras de Lynette. Il l’a tirée jusqu’au miroir. Il a collé sa joue contre la sienne. Lynette a essayé de s’écarter mais il l’en a empêchée.

— Regarde ! A-t-il rugi. Tu as la même couleur que moi ! Pour qui te prends-tu ? J’en ai marre que tu me méprises. Tu es pathétique. Si tu ne t’aimes pas comme tu es, alors fais quelque chose. Meurs, c’est tout ce qui te reste. Et si Dieu existe, il te réincarnera en Primate. Comme ça, je pourrais arrêter de me sentir coupable de te détester !

Jude a repoussé Lynette. Elle a chancelé et est tombée contre le miroir.

— Papa, fais quelque chose ! Ai-je crié.

— Jude, ça suffit ! A dit Papa.

— Non ! Ça ne suffit pas, a rétorqué Jude. Il est temps qu’elle entende la vérité. Et qui va la lui dire, si ce n’est pas moi ? Toi ? Qui n’ose jamais prononcer un mot plus haut que l’autre ? Maman, qui a peur de faire du mal à sa petite fille adorée ? Callum, qui ne se préoccupe que de sa petite copine primate ?

— Et qui es-tu pour dire aux gens ce qu’ils sont vraiment ? Ai-je défié mon frère. Tu es toujours si sûr de toi ! Tu me dégoûtes. Lynette n’est pas la seule ici qui ne te supporte pas.

Jude m’a regardé. Et sans prévenir, il a poussé un hurlement et s’est jeté sur moi. Je n’ai pas eu le temps de m’écarter. Jude m’a frappé dans le ventre et je me suis affalé. Sonné, je me suis demandé pourquoi il n’en profitait pas pour me frapper mais j’ai découvert qu’il était tombé en même temps que moi. Je me suis redressé et je l’ai tiré par le bras pour qu’il se relève aussi. Je lui ai enfoncé le genou dans le bas du dos. Il a grogné et m’a envoyé un coup de poing, je me suis protégé le visage des deux bras.

Et puis Jude a été tiré en arrière.

— Non, mais qu’est-ce que tu as dans le crâne ? A crié Papa à Jude.

J’étais de nouveau prêt à me battre, Jude a essayé de me frapper encore mais Papa l’en a empêché.

— Regarde-moi quand je te parle !

— Lâche-moi, Papa !

Jude s’éloignait et Papa a fait quelque chose qui nous a tous étonnés. Il a tourné Jude vers lui et l’a giflé. Parfois Maman nous donnait une claque quand nous étions insolents avec elle, mais jamais Papa n’avait levé la main sur nous.

— Ne me parle plus jamais comme ça !

Le ton de Papa était calme et menaçant.

— Je suis trop vieux et j’ai vécu trop d’expériences difficiles dans ma vie pour supporter que mes fils me manquent de respect. Tu ne sais rien de la souffrance de ta sœur, alors comment oses-tu la juger ?

— Pourquoi, qu’est-ce qu’elle a eu, Lynette ? A bégayé Jude.

Il n’avait plus dix-sept ans mais sept.

— Il y a trois ans, Lynette et son petit ami ont été agressés, l’ar des Nihils. Trois ou quatre hommes.

Papa avait du mépris dans la voix.

— Tu te rappelles quand ta mère a perdu son emploi et que tu as dû quitter l’école ? À cette période, Lynette n’était pas à la maison.

— Tu disais qu’elle était chez tante Amanda.

J’avais presque crié.

— Tu nous as dit que tante Amanda était malade et que Lynette s’était proposée pour s’occuper d’elle.

— Ta mère et moi vous avons raconté ce que nous avions à vous raconter. Ces hommes ont presque battu le petit ami de Lynette à mort, et ils ont frappé Lynette si violemment qu’elle est restée deux semaines à l’hôpital. Elle nous a supplié de ne pas vous dire ce qui lui était arrivé.

— Je … je ne savais pas, a dit Jude d’une toute petite voix.

— Et vous savez pourquoi Lynette a été attaquée ? A continué Papa comme si Jude n’avait pas ouvert la bouche. Parce que son petit ami était un Prima. Votre sœur a été battue et laissée pour morte parce qu’elle sortait avec un Prima. Elle ne nous l’avait pas dit. Elle avait peur de notre réaction. Ce n’est pas étonnant qu’elle ne supporte plus l’idée d’être une Nihil. Elle n’a pas recouvré toute sa raison parce que la réalité est insupportable pour elle. Alors laissez-la tranquille ! Vous m’avez entendu ? Vous m’avez entendu ?

Jude a acquiescé. Moi aussi, même si Papa ne s’adressait pas directement à moi. J’ai regardé Lynette. Ma sœur Lynette.

— Papa, elle saigne, ai-je murmuré.

Papa s’est précipité vers elle. Les paumes de Lynette étaient entaillées par les bris de miroir. Lynette observait les taches écarlates qui s’élargissaient dans ses mains, comme si elle voyait son sang pour la première fois. Elle a levé les yeux vers ce qui restait du miroir. On aurait dit qu’elle se voyait pour la première fois.

— Où est Jed, Papa ? A-t-elle demandé.

— Jed ?

Papa a pâli.

— Jed ? Mais chérie, Jed est parti, il y a longtemps. Très longtemps. Laisse-moi te nettoyer la paume.

Lynette a réuni ses mains sur sa poitrine ; l’expression de paix qui se lisait habituellement sur son visage avait disparu.

— Où suis-je ?

— À la maison, a souri Papa.

Son sourire sonnait faux.

— Tu es en sécurité. Je vais m’occuper de toi.

— Où est Jed ?

— Chérie, Jed et ses parents ont déménagé, il y a très longtemps. Ils sont partis. Il est parti.

— Non, hier … la semaine dernière …

La voix de Lynette était à peine audible.

— C’était il y a des années, a insisté Papa.

— J’ai … j’ai dix-sept ans ?

— Non, ma chérie, tu as eu vingt ans, en avril dernier, a articulé Papa. Viens.

— Je croyais que j’avais dix-sept ans ou dix-huit.

Lynette s’est pris le visage dans les mains. Ses joues ont été barbouillées de sang.

— Je ne sais plus …

— Lynette, ma chérie …

— Lynette, je ne savais pas …

Jude a tendu la main vers elle. Elle l’a frappée.

— N’approche pas ta sale main de moi, a-t-elle crié.

Jude a baissé le bras.

— Tu veux dire ma sale main blanche de Nihil, c’est ça ?

Silence. Lynette a regardé ses mains de nouveau.

— Mes mains sont comme les tiennes. Comme les leurs !

Elle a éclaté en sanglots et a couru dans sa chambre, avant qu’aucun de nous trois n’ait eu le temps de réagir.

Papa et Jude ont échangé un regard perdu. J’avais envie de pleurer. Mes yeux me piquaient mais je n’ai pas cligné des paupières, j’ai attendu que mes émotions s’apaisent. Si je me laissais aller, j’allais devenir fou. En tournant la tête, pour que Jude et Papa ne me voient pas, je me suis aperçu dans le miroir.

J’avais la même expression que Papa et Jude. Mes pensées, mes peurs, mes haines étaient les mêmes que les leurs.

Je ne m’en étais jamais rendu compte jusqu’à présent.

 

Sephy

 

J’étais appuyée dans l’encadrement de la porte. Je regardais Maman siroter son vin blanc. Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vue sans un verre de chardonnay à la main.

— Maman, je peux organiser une fête pour mon anniversaire ?

Maman a levé les yeux de son magazine. Elle faisait la même chose toute la journée : lire et boire, faire de la gym, aller à la piscine, acheter des vêtements, lire et boire. Et sa seule lecture consistait en revues débiles sur les couvertures desquelles posaient des filles à la beauté lisse, à la peau ébène, qui semblaient n’avoir jamais eu un problème dans leur vie … et qui ne mangeaient manifestement pas à leur faim …

Des femmes aux dents qui brillaient comme de la neige dans un rayon de soleil.

Je n’avais jamais vu de Nihil dans ces magazines. Pas un. Aucun visage blanc ou rose, nulle part. Ah si, ils en avaient fait tout un plat aux infos quand, lors de la présentation de la dernière collection, un mannequin nihil avait fait son apparition. Je ne m’étais pas attardée sur le sujet à l’époque.

— Une fête ? Pourquoi pas ? A lâché Maman.

J’étais sciée. Je m’étais attendue à une longue discussion, voire une dispute.

— Après tout, a repris Maman, on n’est pas adolescent toute sa vie. Il faut en profiter.

Je me suis demandé combien de verres elle avait bus pour être de si bonne humeur. J’en voulais à l’alcool de réussir à rendre ma mère souriante, alors que ni Minnie ni moi n’y parvenions.

— Où veux-tu donner cette fête ? A souri Maman.

— Eh bien, ici, à la maison.

Maman a haussé les épaules.

— D’accord. Nous engagerons un extra pour servir. Tu voudras un magicien ou un humoriste ?

— Maman, je vais avoir quatorze ans.

Maman a haussé un sourcil.

— Et alors ?

— Alors, je veux bien un humoriste ! Ai-je souri.

Maman m’a souri en retour. Pour une fois, nous étions sur la même longueur d’ondes.

— Combien d’invités comptes-tu accueillir ? A-t-elle demandé.

— Toute ma classe. Et mes cousins. Et quelques autres amis du cours de danse et de l’équitation. On sera … quarante, je pense.

— Très bien. Va prévenir Sarah. Dis-lui de s’occuper de tout.

Maman s’était déjà replongée dans son magazine.

J’aurais dû deviner qu’elle ne voudrait pas se mêler de l’organisation. Et pourquoi le ferait-elle ? Elle avait une secrétaire personnelle, un chauffeur, des domestiques … mais j’aurais aimé qu’elle s’intéresse, par exemple, à ce que je souhaitais comme cadeau d’anniversaire. Oh, Papa et Maman n’oubliaient jamais de m’offrir un cadeau pour Noël et mon anniversaire, mais ils ne les achetaient jamais eux-mêmes. Ils ne les choisissaient même pas. Sarah Pike avait très bon goût. Chacun des cadeaux qu’elle avait soigneusement sélectionnés pour moi, était dans le fond de ma garde-robe ou sous mon lit. Et ni Papa, ni Maman ne me demandaient jamais si j’aimais ce qu’ils m’avaient fait offrir. Ils ne s’étonnaient pas de ne jamais revoir ces objets, ces vêtements ou ces bijoux. Ça leur était égal. Peut-être que moi, je leur étais égale. Une seule personne se préoccupait réellement de moi. Il avait tant fait pour moi, dans le passé. À présent, c’était à mon tour.

Je préparais une petite surprise pour Maman et les autres. Personne n’oublierait ma fête d’anniversaire.

J’allais au-devant des ennuis mais je m’en fichais. J’en avais assez de ce « vivre et laisser vivre … tant que ce n’est pas chez moi ».

Je ne me croyais pas meilleure que les autres, mais quelqu’un devait les mettre face à leur hypocrisie.

Pourquoi pas maintenant ?

Et pourquoi pas moi ?

 

Callum

 

— Ryan, ce n’est pas le bon moyen de changer les choses, Alex Luther dit que …

— Alex Luther, mon cul !

— Ryan ! A protesté Maman.

— Meggie, reviens sur Terre, a repris Papa. Alex Luther est la preuve vivante que le combat par la paix est vain. Ce Néant est en prison depuis des siècles !

— Ne prononce pas ce mot ! S’est fâchée Maman. C’est déjà assez désagréable quand les Primas nous appellent comme ça !

— Nous sommes des Néants ! A clamé Papa.

— C’est absurde. Si nous utilisons cette expression, les Primas penseront qu’ils peuvent le faire également. Et en ce qui me concerne, je considère Alex Luther comme un grand homme …

— Je suis d’accord, mais le général se bat, lui, et obtient des résultats !

— Oui, c’est ça, d’ailleurs, notre situation a bien changé depuis qu’il s’occupe de la révolution ! A raillé Maman.

— Pourquoi te moques-tu ? Le général est …

— Un terroriste ! Rien de plus !

Le ton méprisant de Maman ne laissait aucun doute sur ce qu’elle pensait du général, le dirigeant clandestin de la Milice de libération.

— C’est sûr que poser des bombes et tuer des gens est plus impressionnant que prononcer des discours pacifistes, a-t-elle continué. Mais il n’a aucune légitimité.

— Le général …

— Je ne veux plus entendre un mot sur cet homme ! Tu parles de lui comme s’il était le frère de Dieu !

— Il est la meilleure chose que … a tenté Papa.

Mais pour toute réponse, Maman a débité une série de mots que je n’avais encore jamais entendus dans sa bouche. J’ai laissé mes parents se disputer à propos des mérites comparés du général et d’Alex Luther et je suis monté dans ma chambre. Est-ce qu’ils n’avaient pas envie de dormir ? Ça faisait une demi-heure que j’attendais qu’ils aillent se coucher. Combien de fois allaient-ils répéter la même litanie ? Et ils ne faisaient pas semblant de se mettre en colère. À quoi bon ?

J’ai jeté un œil à l’horloge du salon. Deux heures et demie du matin. Un peu plus tôt, Sephy avait laissé le code qui me prévenait qu’elle voulait me parler. Nous avions mis au point un signal : elle appelait trois fois et laissait, à chaque fois, le téléphone sonner deux fois avant de raccrocher. Comme ça, elle n’était pas obligée de parler à Maman, ni à personne de la maison. Évidemment, ces sonneries énervaient Papa et Maman, mais nous ne le faisions pas trop souvent. De mon côté, j’agissais de la même façon. Sauf que dans la journée, ce n’était pas facile, parce qu’il y avait toujours un domestique chez Sephy qui décrochait très vite. Quand j’avais entendu le signal, je savais que Sephy m’appellerait entre deux heures et demie et trois heures du matin. Elle arrivait presque toujours à se glisser hors de sa chambre pour utiliser un des téléphones de la maison. Si c’était moi qui avais appelé, je la retrouvais dans sa roseraie à peu près à la même heure. C’est pour ça que je tournais autour du téléphone, comme un vautour autour d’un cadavre, pour me précipiter au premier frémissement de notre seul et unique téléphone avant qu’il ne dérange tout le monde à la maison.

Trois heures moins le quart. Trois heures. À trois heures et demie, j’ai décidé que Sephy ne m’appellerait pas. Elle n’avait sans doute pas pu. J’allais me coucher quand la première sonnerie a retenti. Je me suis précipité.

— Callum ?

— Chut, ai-je murmuré.

J’ai regardé vers le couloir dans l’attente d’un bruit. Une porte de chambre, un grincement du parquet … rien.

— Sephy ?

— Je suis désolée, je suis en retard, mais Maman est montée il y a seulement dix minutes.

— Ce n’est pas grave.

Nous chuchotions. J’étais dans le salon, le combiné collé à l’oreille, dans le noir. J’avais l’impression d’être un hors-la-loi.

— Callum …

— Je suis content que tu aies téléphoné, ai-je lancé. On a quoi comme cours demain ?

— Deux heures de maths, histoire, anglais, sport, techno et musique. T’as pas ton emploi du temps ?

— Oublié au collège … Histoire, tu dis ?

— Oui, quoi ?

— M. Jason va encore s’en prendre à moi, comme à chaque fois, me suis-je plaint.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Laisse tomber.

Le silence s’est installé entre nous.

— T’es toujours là, Sephy ?

— Oui.

— Pourquoi tu m’as appelé ? Qu’est-ce qu’il y avait de si urgent ?

— Tu fais quoi le 27 septembre ? C’est samedi dans quinze jours.

— Ben rien … Pourquoi ?

— On se voit pour mon anniversaire ?

— Si tu veux, mais ton anniversaire, c’est le 23, non ?

— Oui, mais j’organise une fête à la maison ; je t’invite. J’avais dû mal entendre.

— Chez toi ?

— Oui.

— Je vois.

— Quoi ?

— Tu veux que je vienne chez toi ?

— C’est bien ce que j’ai dit.

— Je vois.

— Arrête de répéter ça tout le temps.

Et qu’est-ce que je pouvais dire d’autre ? Elle m’invitait chez elle et, dès que j’arriverais, sa mère me ferait mettre à la porte. À quoi ça servait ? Qu’est-ce qu’elle avait en tête ?

— Tu es sûre que tu veux que je vienne ?

— Oui. Pourquoi ? Tu ne veux pas venir ?

— Ta mère sait que je suis invité ?

Sephy n’a pas répondu tout de suite.

— Non, a-t-elle fini par souffler.

— Mais tu vas la prévenir ?

— Bien sûr.

— Avant que j’arrive ?

— Arrête de faire le malin, s’est énervée Sephy. Alors, est – ce que tu viendras ?

— Si tu veux que je vienne … ai-je prononcé lentement.

— Oui, je veux. Je te donnerai tous les détails demain après les cours. D’accord ?

— D’accord.

— À demain, Callum.

J’ai raccroché. Mes yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité. Sephy voulait que je vienne à sa fête d’anniversaire. Elle savait que ça allait créer des problèmes.

Je ne voyais qu’une explication à son petit manège. Et si j’avais raison, ça voulait dire que pour Sephy, j’étais d’abord un Nihil et que tout le reste passait après.

 

Sephy

 

Je n’arrivais pas à dormir. Je me tournais et me retournais dans mon lit. Une fois sur le dos, une fois sur le ventre, une fois sur le côté. Je me serais mise sur la tête si ça avait pu m’aider. Ce qui m’avait semblé une bonne idée, m’apparaissait à présent super compliqué. Je voulais que Callum soit présent à mon anniversaire. Si la situation était différente, il serait le premier sur ma liste d’invités.

Mais …

Je me suis allongée sur le ventre et j’ai bourré mon oreiller de coups de poing.

Pourquoi est-ce que rien n’était jamais simple ?

 

Callum

 

— Le but de ce cours d’histoire est de vous montrer que les grands scientifiques, inventeurs, artistes et autres célébrités, sont des gens comme vous et moi.

— On le sait, monsieur, a dit Shadé. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Je me posais la même question.

— Quand nous pensons à des explorateurs, des inventeurs, îles acteurs, nous les imaginons parfois comme appartenant à un autre monde. Un monde inaccessible. Je veux juste que vous compreniez que ces gens sont comme nous. Ce qui signifie que chacun d’entre nous peut devenir un grand homme ou une grande femme. Dans cette classe, peut-être qu’un d’entre vous deviendra chercheur ou astronaute ou tout ce qu’il veut d’autre, à condition qu’il travaille dur et qu’il soit déterminé.

M. Jason ne me quittait pas des yeux. Avec cet air de mépris qu’il me réservait toujours. Qu’est-ce qu’il avait contre moi ? Est-ce que la couleur de ma peau le dégoûtait à ce point ? Je ne pouvais pas plus m’empêcher d’être blanc que lui d’être noir. Et puis, il n’était pas si noir, d’ailleurs. Plutôt marron clair ; très clair. Il n’avait pas de quoi se vanter. Je me suis rappelé la comptine stupide que Papa récitait parfois : Si tv, es noir, je te sers à boire, si tu es marron, c’est encore bon, si tu es blanc, va-t’en.

Mme Paxtor. Qui, elle, est noire, du moins marron foncé, me traitait comme une vraie personne. Elle ne voyait pas seulement ma couleur de peau. Je l’aimais bien. Elle était une oasis dans le désert.

— Est-ce que quelqu’un peut me donner le nom de l’inventeur des feux de signalisation ? Il a également inventé les masques à gaz utilisés par les soldats durant la Première Guerre mondiale.

Personne n’a répondu. J’ai lentement levé la main. M. Jason m’a vu mais a détourné le regard. Personne d’autre ne s’est manifesté.

— Callum ? A-t-il fini par demander avec réticence.

— Garrett Morgan, monsieur.

— Exact. Bon, et qui connaît le nom de l’inventeur du système de bancue du sang ?

Cette fois encore, j’ai été le seul à lever la main.

— Oui, Callum ?

Le ton de M. Jason était sarcastique.

— Dr Charles Drew.

— Et je suppose que tu connais également le nom du premier médecin qui a réussi une opération à cœur ouvert ?

— Dr Daniel Haie Williams.

— Le premier homme à atteindre le pôle Nord ?

— Matthew Henneson.

Tout le monde me regardait. M. Jason m’a lancé un regard noir.

— Pourquoi ne viens-tu pas faire le cours à ma place ? A-t-il lâché.

Qu’est-ce qu’il me voulait ? Il posait des questions, je répondais. Est-ce que j’étais censé rester là à faire semblant de ne rien savoir ?

— Est-ce que quelqu’un peut me dire ce que ces scientifiques pionniers dans leur domaine ont en commun ? A demandé M. Jason.

Quelques doigts se sont levés cette fois. M. Jason n’était pas le seul à être soulagé. Enfin, de toute façon, je n’aurais plus répondu.

— Harriet ?

— C’étaient tous des hommes ?

— Dans les exemples que nous avons choisis oui, mais il y a eu également beaucoup de femmes, a souri M. Jason. Alors, un autre point commun ?

Il y a eu d’autres suggestions comme « ils sont tous morts », « ils ont tous reçu le prix Nobel » et « ils ont gagné beaucoup d’argent ». Mais aucune n’était la bonne. Pourtant la réponse était évidente. Je n’ai pas pu résister, j’ai levé la main.

— Ah, je me demandais si nous allions vous entendre de nouveau, a lancé M. Jason. Alors, Callum ?

— C’étaient tous des Primas !

Le sourire de M. Jason s’est élargi jusqu’à ses oreilles.

— Exactement. Bravo, Callum.

Il a commencé à faire des allers-retours sur l’estrade. J’étais rouge pivoine.

— Dans l’histoire, depuis que nos ancêtres ont entamé, en partant de la Cafrique, la découverte de la planète, et appris ainsi de différents pays et d’autres cultures, la fabrication de la poudre à fusil, l’écriture, le montage d’armes, lss arts et beaucoup d’autres choses, nous sommes la race dominante dans le monde. Nous avons été explorateurs, nous avons su imposer notre civilisation aux autres peuples …

Je ne pouvais pas le laisser continuer. J’ai de nouveau levé la main.

— Oui, Callum ?

— J’ai lu quelque part que les Nihils avaient eux aussi apporté quelques améliorations significatives dans notre façon de vivre aujourd’hui …

— Ah oui ? Et quoi donc ?

M. Jason a croisé les bras sur la poitrine.

— Eh bien, quand Matthew Henneson a atteint le pôle Nord, il n’était pas seul, Robert E. Peary l’accompagnait.

— Qui ça ?

— Robert Peary. Il est le codécouvreur du pôle Nord géographique.

— Et comment se fait-il que je n’ai jamais entende parler de lui ?

— Parce que les livres d’histoire sont écrits par les Primas et vous ne parlez jamais que de vous-mêmes. Les Nihils ont apporté beaucoup, mais je suis sûr que personne dans la classe …

— Ça suffit ! M’a coupé M. Jason.

— Mais monsieur …

— Comment oses-tu proférer de tels mensonges, à propos de prétendus inventeurs et scientifiques nihils ?

M. Jason avait les mains sur les hanches et il me jetait un regard furieux.

— Ce ne sont pas des mensonges, ai-je protesté.

— Qui t’a rempli le crâne de ces absurdités ?

— Ce ne sont pas des absurdités. C’est mon père qui m’a dit tout ça.

— Et où a-t-il péché ces informations ?

— Dans … euh …

— Voilà ! A triomphé M. Jason. Maintenant sors. Va dans le bureau du proviseur. Et ne reviens en cours que quand tu te seras sorti toutes ces bêtises de la tête !

J’ai pris mon sac et je me suis levé brutalement. Ma chaise est tombée. J’ai regardé Sephy qui a aussitôt baissé les yeux. Je n’ai pas relevé ma chaise, je suis sorti en claquant la porte. Je savais que ce petit acte de rébellion ne me procurerait que plus de problèmes. Je me suis dirigé vers le bureau de M. Costa, blanc comme un linge, les mains tremblantes. Je n’avais pas menti. Il y a des siècles, des Primas venus du Sud avaient traversé la Pangée du Nord et de l’Est. Durant leur périple, ils avaient appris comment fabriquer des armes à feu et comment s’en servir. Ils avaient acquis la force. Mais pas forcément le droit. Ils nous avaient réduits, nous les Nihils, en esclavage pendant très longtemps. Et même si l’esclavage était aboli depuis cent ans, je ne voyais pas beaucoup d’amélioration dans notre condition. Ils acceptaient seulement maintenant que nous suivions les mêmes cours qu’eux. Le nombre de Nihils qui avaient une position de dirigeant dans le pays se comptait sur les doigts d’une seule main. Si on oubliait le pouce ! Ce n’était pas juste !

Je savais qu’il n’était écrit nulle part que la vie devait être juste, mais mon sang bouillonnait de rage. Pourquoi devrais – je me montrer reconnaissant qu’ils m’autorisent à entrer dans un de leurs précieux collèges ? À quoi ça allait me servir ? Jude et Maman avaient raison. C’était une perte de temps.

J’ai ralenti le pas. Je ne savais pas quoi faire. Étais-je censé attendre devant la porte de la secrétaire ou entrer ? J’ai hésité et j’ai décidé que M. Jason souhaitait sans doute que j’aie un maximum de problèmes. J’ai entrebâillé la porte du secrétariat. Il était vide. C’était déjà ça. Je suis entré et j’ai refermé la porte derrière moi. Doucement. J’avais claqué assez de portes pour la matinée.

La voix de M. Costa m’est soudain parvenue par sa porte entrouverte. Il était en colère.

— Je vous répète que vous devez agir !

C’était Mme Paxton.

— Combien de temps comptez-vous laisser la situation en l’état ?

— Si les Néants trouvent que c’est trop dur pour eux, je ne les retiens pas ! A tempêté M. Costa.

Je me suis immobilisé, l’oreille aux aguets.

— Monsieur Costa, les Nihils sont l’objet de brimades constantes, a rétorqué Mme Paxton, en insistant sur le mot. Un jour, l’un d’entre eux répondra à ces provocations.

— Pas dans mon collège ! A affirmé M. Costa.

— C’est à nous de régler le problème à la base. Si nous, les professeurs, interdisons clairement ce genre de comportement, les élèves suivront notre exemple.

— Madame Paxton, êtes-vous si naïve ? Les Nihils sont traités dans ce collège, exactement comme ils sont traités à l’extérieur …

— C’est à nous de transformer ce lieu en havre, en sanctuaire pour les Nihils et les Primas. Nous devons apprendre à nos élèves le respect et l’égalité des chances.

— Ah oui ? A lâché M. Costa. Vous faites des montagnes de petits problèmes sans importance !

— Mieux vaut surestimer les problèmes que les ignorer !

Mme Paxton était agacée et ne cherchait pas à le dissimuler.

— Ça suffit ! On ne leur a pas demandé de venir !

— Moi, oui ! A répliqué Mme Paxton. Et je ne suis pas la seule.

Il y a eu d’autres professeurs et des membres du gouvernement …

— Le gouvernement n’a fait qu’obéir aux obligations édictées par la Communauté pangéenne. Il a eu peur des sanctions.

— Peu importe. Les Nihils sont là maintenant et si nous ne réagissons pas tout de suite, il y aura des problèmes.

Mme Paxton a fait une pause.

— Peut-être est-ce ça que vous voulez ? Pour pouvoir affirmer que l’expérience a été un échec ?

Mme Paxton livrait un combat perdu d’avance et elle ne s’en rendait même pas compte. Je ne supporterais pas d’entendre un mot de plus. J’ai rouvert la porte du secrétariat et je suis sorti sur la pointe des pieds. Moins d’une minute plus tard,

Mme Paxton est sortie à son tour. Elle s’est arrêtée en me voyant.

— Callum, qu’est-ce que tu fais ici ?

— M. Jason m’a renvoyé du cours.

— Pourquoi ?

Je me suis mordu la lèvre.

— Pour quelle raison, Callum ?

— Nous … nous nous sommes disputés …

Mme Paxton attendait la suite.

— Sur l’histoire …

— Ah oui ?

— Ce n’est pas juste, madame Paxton, j’ai lu des dizaines de livres d’histoire et pas un ne mentionne les Nihils sauf pour dire qu’ils ont été battus par les Primas. Je croyais que l’histoire était censée relater la vérité.

— Ah !

Mme Paxton a hoché la tête.

— Et toi, Callum, tu as exprimé ton point de vue …

— Oui.

— Je vois … Callum, parfois, il vaut mieux tenir sa langue.

— Mais c’est ce que tout le monde fait … du moins presque tout le monde, me suis-je corrigé en pensant à ce que je venais d’entendre. Et tout ce qui n’est pas dit finit par être oublié, (‘‘est pour ça qu’il n’y a pas de Nihils dans les livres d’histoire. Il n’y en aura jamais à moins que les Nihils puissent devenir historiens. M. Jason n’a pas apprécié que j’affirme que les Nihils avaient également participé à la construction de notre civilisation. Mais de toute façon, il me déteste !

— C’est absurde. M. Jason a seulement peur que tu te fasses renvoyer. Et s’il est dur avec toi, c’est seulement parce que …

Mme Paxton a cherché le mot adéquat.

— Il essaie juste de t’endurcir un peu.

— Oui, bien sûr.

Je n’ai pas caché mon scepticisme.

Mme Paxton m’a pris le menton et a levé mon visage vers elle.

— Callum, nous attendons ce changement de politique depuis longtemps. Crois-moi. Ni M. Jason ni moi n’avons la moindre envie de vous voir échouer.

— C’est lui qui vous a dit ça ?

Mme Paxton a laissé retomber sa main.

— Il n’a pas eu besoin.

— Évidemment.

Mme Paxton a réfléchi un instant.

— Callum, ce que je vais te révéler doit rester un secret entre toi et moi. Je te fais confiance. D’accord ?

J’ai acquiescé.

— M. Jason n’est pas ton ennemi. Tu sais pourquoi ?

— Non …

— Sa mère était une Nihil.

 

Sephy

 

— Je ne te laisserai pas me traiter de cette façon, Kamal.

— Va te chercher une autre bouteille de vin. Tu n’es plus bonne qu’à ça de toute façon.

J’ai grimacé. Papa était si méprisant. Minnie et moi étions assises dans l’escalier et nous écoutions nos parents se disputer. C’était rare. C’était rare, parce que Papa n’était jamais à la maison. Et quand il y était, Maman planait trop pour répondre à ses attaques. Nous avions terminé de dîner et Maman nous avait envoyées, Minnie et moi, faire nos devoirs. Ça nous avait suffi pour comprendre qu’il se passait quelque chose. Elle ne s’occupait jamais de nos devoirs. Elle voulait seulement nous éloigner.

— Tu ne t’en défends même pas ? A demandé Maman.

— Pour quoi faire ? Il est temps que tu regardes la vérité en Face. Grand temps !

— Kamal, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? A soudain gémi Maman. J’ai toujours été une bonne épouse et une bonne mère.

— Oh oui, a accordé Papa d’un ton ironique. Tu t’es montrée une excellente mère pour tous mes enfants.

J’ai froncé les sourcils. Qu’est-ce que Papa voulait dire ?

— J’ai fait de mon mieux.

Maman semblait sur le point de pleurer.

— De ton mieux ? Eh bien, ce n’est pas brillant.

— J’étais censée faire quoi ? Accepter ton bâtard chez moi ? A crié Maman.

— Oh non, surtout pas ! La grande Jasmine Adeyebe-Hadley aurait élevé l’enfant de son mari comme le sien ? Quelle horreur ! Dieu n’aurait jamais accepté que tu risques de te casser un ongle ou de salir une de tes chemises à t’occuper de mon fils !

— J’aurais dû l’accueillir à la maison, a pleurniché Maman. Mais quand tu m’as annoncé son existence, je me suis sentie trahie. J’ai commis une erreur.

— Moi aussi, en t’épousant, a rétorqué Papa. Tu as voulu me punir d’avoir eu un fils avant de te connaître. Tu as passé des années à essayer de me punir, mais cette fois, c’est fini.

Papa avait un fils ! Minnie et moi avions un frère ! Ma sœur m’a regardée, les yeux écarquillés. Nous avions un frère …

— Kamal, je … j’espérais que nous pourrions recommencer, toi et moi … a bégayé Maman d’une toute petite voix. Nous pourrions partir en voyage … rien que toi et moi …

— Jasmine, ne sois pas ridicule, l’a interrompue Papa. C’est fini. Accepte cet état de fait. Et puis, regarde-toi ! Tu te laisses aller, vraiment !

Je me suis étranglée. Minnie aussi.

— Tu es cruel, a pleuré Maman.

— Et toi, tu es une alcoolique, a répliqué Papa. Pire, tu es une alcoolique ennuyeuse !

Minnie s’est levée. Je ne pouvais pas lui en vouloir. J’aurais dû en faire autant. Arrêter d’écouter ça. Partir avant de détester mes parents. Mais je suis restée.

— C’est grâce à moi que tu es devenu député puis ministre, a lâché Maman.

— Oh, ça va ! Ne prétends pas que tu m’as aidé pour me faire plaisir. Tu n’as pensé qu’à toi. Un peu aux enfants et beaucoup à ton image, ta position sociale face aux voisins et à tes amies. Ce que moi, je voulais, ce dont je pouvais avoir besoin était le cadet de tes soucis.

— Tu ne t’es jamais plaint quand j’organisais des fêtes destinées à te faire connaître dans les milieux importants.

— Je ne me suis pas plaint, a reconnu Papa. Mais tu en as retiré une satisfaction personnelle.

— Et maintenant, tu veux me quitter pour … Pour cette …

— Elle s’appelle Grâce, a terminé Papa. Et je ne te quitte pas maintenant, Jasmine. Je t’ai déjà quittée depuis longtemps. Tu n’as pas voulu le voir, c’est tout. Toi et les enfants aurez tout ce dont vous aurez besoin. Je m’en assurerai personnellement. Et j’exige de voir mes filles régulièrement. Je les aime trop pour te laisser leur pourrir l’esprit. Après les prochaines élections, j’annoncerai notre séparation.

— Tu ne t’en tireras pas comme ça … je demanderai le divorce ! A menacé Maman. Je préviendrai tous les journaux …

— Tu veux divorcer ? A ricané Papa.

J’ai plaqué mes mains sur mes oreilles et je les ai retirées aussitôt.

— Jasmine, le jour où tu demanderas le divorce sera le plus beau jour de ma vie.

— Un homme dans ta position ne peut pas se permettre un tel scandale ! Cette carrière que tu me dois !

— Si j’avais gagné un penny à chaque fois que tu as prononcé cette phrase, je serais l’homme le plus riche du monde.

Le parquet a grincé. Papa s’apprêtait à sortir du salon. Je me suis levée et j’ai couru dans ma chambre. Je me suis adossée à la porte et j’ai fermé les yeux … je ne pleurais pas. Je n’avais pas la moindre envie de pleurer. J’ai pris ma veste. J’avais besoin de m’éclaircir les idées. Je suis sortie, et j’ai couru, couru. J’ai traversé la roseraie. La prairie … vers la plage. Si je courais assez vite, peut-être que mes idées se remettraient en place.

Papa avait une autre femme. Il nous quittait. J’avais un grand frère. Plus vieux que Minnie. Toute ma vie était construite sur des mensonges. Je n’avais rien à quoi me raccrocher. Il ne me restait rien …

Callum …

Callum était là. À notre place habituelle. J’ai couru encore et je me suis laissée tomber près de lui. Il a posé son bras sur mes épaules. Nous ne nous sommes pas parlé. Je regardais son profil. Il semblait triste.

— Je suis désolée pour ce qui s’est passé avec M. Jason, ai-je dit.

— Ne t’excuse pas pour lui, a lancé Callum. Tu ne peux pas t’excuser pour tous les crétins du monde !

— Euh … au moins pour les crétins primas, ai-je souri.

— Même pas, a souri Callum. Ne t’excuse pas pour les crétins primas et moi, je ne m’excuserai pas pour les Nihils imbéciles, ça te va ?

— D’accord.

Callum et moi nous sommes serré la main.

Allez, vas-y, me suis-je encouragée. J’ai pris une grande inspiration :

— Callum, j’ai un aveu à te faire. À propos de ma fête d’anniversaire.

Il a retiré son bras de mon épaule.

— Je t’ai invité pour … de mauvaises raisons.

— Lesquelles ?

— Je voulais embêter ma mère et mes soi-disant amis, ai-je débité. Je voulais régler des comptes avec eux.

— Je vois.

— Non, tu ne vois pas. Je te le dis parce que je ne veux plus t’inviter.

— Pourquoi ?

— Parce que … parce que …

J’espérais que Callum comprendrait sans que j’aie besoin d’expliquer. II a juste marmonné sèchement :

— Merci.

— De rien ! On fera autre chose tous les deux pour mon anniversaire. Rien que tous les deux.

— D’accord.

— C’est dur de grandir, ai-je soupiré.

— Et ça ne va pas s’améliorer, a renchéri Callum d’une voix sombre.

J’ai ouvert la bouche pour lui demander ce qu’il voulait dire, mais je l’ai refermée sans parler. J’avais trop peur de sa réponse.

 

Callum

 

Il était tard. Onze heures et demie. J’étais allongé sur mon lit et j’essayais de mettre de l’ordre dans les propos de Mmc Paxton.

La mère de M. Jason était une Nihil. Il y avait un truc que je ne saisissais pas. Mme Paxton était sûre que M. Jason était de mon côté et pourtant, à chaque fois qu’il m’adressait la parole …

Il me détestait.

J’en étais certain. Presque. J’étais peut-être parano. Ou lâche. C’était pratique de penser a priori que tous les Primas m’en voulaient. Comme ça, en cas d’échec, je pourrais toujours prétendre que ce n’était pas ma faute, mais la leur. Mme Paxton, elle, ne m’en voulait pas. Sephy non plus. Je me suis passé la main sur le front. Mes pensées tournoyaient dans ma tête. Je n’étais plus sûr de rien.

Quelqu’un a frappé à ma porte. Je me suis assis dans mon lit.

— Qui est-ce ?

— Lynnie, a répondu ma sœur. Je peux entrer ?

— Bien sûr.

Lynette a refermé la porte derrière elle.

— Comment vas-tu ? Lui ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

— Mal. Et toi ?

— Pareil, mais je fais comme si de rien n’était.

Lynette m’a dévisagé. Puis elle a souri. Depuis la bagarre, mon frère et ma sœur ne s’étaient plus adressé la parole. Lynette s’est assise au bout de mon lit. Elle a commencé à tripoter le bord effiloché de ma couette. Je ne savais ni quoi dire, ni quoi faire.

— Comment ça se passe au collège ?

— Oh, j’apprends beaucoup.

Ce n’était pas un mensonge.

— C’est dur, n’est-ce pas ?

— Encore plus que ça, ai-je admis.

— Tu tiens bon ?

— J’y suis, j’y reste !

Lynn m’a adressé un sourire admiratif.

— Comment fais-tu, Callum ?

— Comment je fais quoi ?

— Pour avancer.

J’ai haussé les épaules.

— Je ne sais pas.

— Oh si, tu sais.

J’ai souri. Lynette semblait persuadée que j’étais mené par une force de caractère hors du commun.

— Je suppose que je m’accroche parce que je sais ce que je veux.

— Qu’est-ce que tu veux, Callum ?

— Devenir quelqu’un. Me distinguer.

— Tu préfères quoi ?

— Hein ?

— Devenir quelqu’un ou te distinguer ?

J’ai souri. Lynette a froncé les sourcils.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Rien. Notre discussion me rappelle le bon vieux temps. Nous avions souvent ce genre d’échange à propos de tout et de rien. Ça m’a manqué.

Lynette a souri à son tour.

— Tu n’as pas répondu à ma question et n’essaie pas de te défiler. Dis-moi ce qui est le plus important : devenir quelqu’un ou te distinguer ?

— Je ne sais pas. Devenir quelqu’un, je crois. J’aimerais vivre dans une grande maison et avoir de l’argent. Je voudrais être respecté. Quand j’aurai des diplômes et un métier, personne ne me méprisera plus. Ni les Primas, ni les Nihils.

Lynnie a réfléchi.

— Tu veux devenir quelqu’un, hein ? J’aurais parié que tu m’aurais répondu que le plus important pour toi était de te distinguer.

— Ça ne sert à rien de se distinguer si on n’est pas riche.

Lynnie a haussé les épaules. Elle semblait … triste pour moi.

— Et toi, lui ai-je demandé, tu as des projets ?

Lynette a souri mystérieusement. Elle était perdue dans ses pensées.

— Lynnie ? L’ai-je appelée.

Ma sœur s’est levée et s’est dirigée vers la porte. J’ai pensé que notre conversation était terminée, mais elle s’est tournée vers moi.

— Tu veux savoir quels sont mes projets, Cal ? A-t-elle soupiré. J’ai envie de redevenir folle. Ça me manque, c’était plus simple …

— Lynnie, ne dis pas ça ! Tu n’étais pas folle !

— Tu crois ? Alors pourquoi est-ce que je me sens si vide ?

Je sais que je vivais dans un monde imaginaire, mais au moins … au moins, j’étais quelque part. Aujourd’hui, je ne suis nulle part.

— C’est faux !

— Pourtant …

— Lynnie, tu vas bien ? Dis-moi que tu vas bien.

Je posais une question dont je connaissais la réponse.

— Je vais bien, j’ai juste besoin d’un peu de temps. Callum … est-ce que parfois la vie ne te semble pas terriblement inutile ?

— Que veux-tu dire ?

— Ce que je dis, rien de plus. Nous sommes sur Terre mais nous pourrions aussi bien être des robots. Nous pourrions même ne pas exister du tout.

— Les choses vont s’améliorer …

— Tu y crois réellement ?

— Oui ! Après tout j’ai été admis à Heathcroft. Il y a quelques années, c’était impensable.

— Mais tu ne pourras pas aller à l’université.

J’ai secoué la tête.

— Tu n’en sais rien. Quand j’aurai l’âge, les universités nous seront peut-être ouvertes.

— Et après ?

— Je trouverai un bon travail et plus rien ne pourra m’ar – rêter.

— Ça te servira à quoi ?

— Tu parles comme Maman, Lynnie !

— Pardon, je ne voulais pas.

Ma sœur a posé la main sur la poignée.

— N’oublie pas une chose, Callum, quand tu flottes dans une bulle, la bulle finit toujours par éclater. Et plus la bulle t’a emmené haut, plus la chute est douloureuse.

Lynette est sortie sans même prendre la peine de refermer la porte derrière elle. Je me suis levé pour le faire moi-même. J’étais fâché contre elle. Ma sœur aurait dû comprendre mes rêves et les encourager. J’étais complètement démoralisé. J’allais claquer ma porte quand j’ai aperçu Lynette devant sa chambre. Son visage reflétait une intense et profonde tristesse. Au bord des larmes, j’ai voulu sortir sur le palier et je me suis enfoncé une écharde dans le pied. Je me suis penché pour l’enlever. Quand je me suis redressé, Lynette était partie.

 

Sephy

 

— Minnie ? Je peux entrer ?

— S’tu veux, a grommelé ma sœur.

J’ai poussé la porte et j’ai regardé ma sœur avec surprise. Elle était en train de pleurer. Je n’avais jamais vu ma sœur pleurer.

— Minnie, tu es … ?

Je n’ai pas terminé ma question.

Je connaissais la réponse.

— Combien de fois je t’ai demandé de ne pas m’appeler Minnie ? A aboyé ma sœur. Je m’appelle Minerva. M-I-N-E-R-V-A !

— Oui, Minnie, ai-je souri.

Ma sœur a levé les yeux vers moi et a haussé les épaules.

— Bon, qu’est-ce que tu veux, tête de grenouille ?

Je me suis assise sur la chaise, face à la coiffeuse.

— Papa et Maman vont divorcer.

— Non. Ils ne le feront pas, a affirmé Minnie.

— Comment peux-tu en être aussi sûre ?

— Parce que ça fait des années que Papa menace de divorcer. Et il ne le fait jamais !

J’ai réfléchi.

— Oui, mais cette fois, c’est Maman qui a menacé Papa.

Minnie a froncé les sourcils.

— Tu crois qu’ils vont le faire ? Ai-je murmuré.

Minnie a baissé la tête.

— Et c’est quoi, cette histoire de frère ? Ai-je insisté.

— C’est pas notre frère. C’est juste le fils de Papa.

Minnie est allée jusqu’à la fenêtre.

— On pourrait le chercher.

— Certainement pas.

Minnie me regardait comme si j’étais devenue cinglée.

— Tu n’as pas envie de savoir qui c’est ? À quoi il ressemble ? Tu n’es pas curieuse ?

— Non. Je connais son existence depuis trois ans, et je ne me suis jamais posé de questions !

— Trois ans !

Je n’en revenais pas.

— Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?

— Pourquoi est-ce que je l’aurais fait ? Qu’est-ce que ça pouvait te faire ? Papa a eu une aventure avant de rencontrer Maman et il a eu un fils. C’est tout ce que je sais et je ne veux pas en apprendre plus long !

Je me suis mordu la lèvre. C’était comme si Minnie et moi avions deux conversations différentes. Je ne comprenais pas son point de vue et elle ne comprenait sans doute pas le mien.

— Minnie, tu ne veux pas connaître le nom de notre frère ?

— Arrête de dire que c’est notre frère !

— Moi, j’ai envie de savoir. Je vais demander à Papa et …

Minnie s’est jetée sur moi et m’a attrapée par le col de mon chemisier.

— T’as pas intérêt ! Tu m’entends ?

— Mais Minnie …

— Est-ce que tu as pensé à ce que Maman ressentirait si tu commences à poser des questions sur le fils de Papa. Elle est assez malheureuse comme ça, tu n’as pas besoin d’en rajouter !

— D’accord, d’accord !

Minnie m’a relâchée. J’ai rajusté mon chemisier.

— C’est à cause de ça que Maman est malheureuse ? À cause du … fils de Papa ? Ai-je demandé.

Minnie n’a pas répondu tout de suite. Elle semblait chercher les mots justes.

— Oui, en partie.

— Et pour quoi d’autre ?

— Elle a eu une aventure, il y a quelques années et …

— Maman ?

Mes yeux ont failli sortir de leurs orbites.

— Maman a eu une aventure ?

Minnie a haussé les épaules.

— Pourquoi es-tu aussi surprise ? Je pense qu’elle ne l’a fait que pour que Papa s’intéresse un peu plus à elle.

— Ça a marché ?

— Qu’est-ce que tu crois ? A ricané Minnie. Ça les a séparés davantage. Et Maman s’est sentie encore plus seule. Elle n’a pas d’amis, tu sais ?

— Bien sûr que si ! Ai-je protesté. Elle a des milliers d’amis !

— Non, elle n’a aucun véritable ami. Personne à qui se confier par exemple.

— C’est normal, ai-je lancé. Elle a trop mauvais caractère. Parfois, elle me repousse comme si j’étais un chien plein de puces et parfois, elle me demande mon emploi du temps de la journée, à la minute près. Si je n’étais pas obligée de vivre dans la même maison qu’elle, je ne lui parlerais jamais.

— Elle est très seule, a répété Minnie.

— Pourquoi elle ne sort pas ? Elle pourrait rencontrer de nouvelles personnes.

Minnie m’a adressé un sourire condescendant.

— Tu es très jeune, Sephy.

— Arrête de te la jouer, ai-je grogné.

— Ce n’est pas ce que je fais. J’énonce une évidence, c’est tout. Et tu sais ce que je te souhaite ?

— Quoi ?

— De ne jamais grandir.

 

Callum

 

Alors Callum, vas-tu le faire ou non ? Vas-tu montrer un peu de courage ? Voilà un mois et demi que tu supportes toute cette pression … alors dis ce que tu as à dire.  Ne sois pas aussi lâche ! Vas-y !

— Excusez-moi, monsieur Jason, pourrais-je vous parler en privé, s’il vous plaît ?

— Si vous n’êtes pas trop long, a répondu M. Jason sans lever les yeux de son cartable.

J’ai attendu que le dernier élève sorte de la classe.

— Eh bien ? A demandé M. Jason.

Il avait refermé son cartable et s’apprêtait déjà à partir.

— Pourquoi ai-je obtenu un C moins comme note globale de mi-trimestre, alors que ma note au dernier contrôle était de 17 sur 20 ?

— La note globale ne reflète pas seulement votre résultat au contrôle.

— Quoi d’autre ?

— Votre attitude en classe, vos devoirs … ce genre de chose.

— Je n’ai jamais eu moins de 9 sur 10 à mes devoirs à la maison.

M. Jason m’a regardé dans les yeux. J’avais enfin retenu son attention.

— Tu mets mon jugement en cause ? C’est exactement ce que j’ai voulu dire en parlant de ton attitude en classe.

— Vos critères m’intéressent, c’est tout.

— Tu as obtenu la note que tu méritais.

— Adotey a eu un B, alors que mes notes sont toutes meilleures que les siennes.

— Si tu n’es pas content de ta note, tu peux toujours faire appel, m’a défié M. Jason.

Ma repartie était déjà prête.

— C’est ce que je vais faire.

J’allais passer devant lui, mais il a refermé la porte avant que je puisse sortir.

— Vous choisissez un très mauvais moyen de vous faire remarquer, monsieur McGrégor. Votre note ne sera pas modifiée, je peux vous le garantir.

Je l’ai regardé. Les mots de Mme Paxton dansaient dans ma tête.

— Pourquoi me haïssez-vous ?

La colère bouillait en moi.

— Vous devriez pourtant être de mon côté.

M. Jason s’est redressé et a bombé le torse.

— Que veux-tu dire ?

— Vous êtes à moitié nihil et c’est pour ça que je ne comprends pas …

Le cartable de M. Jason est tombé sur le sol. Il m’a pris par les épaules et m’a secoué.

— Qui t’a dit ça ? Qui ?

— Per … personne, j’ai juste pensé que … vous avez la peau plus claire que Mme Paxton et les autres professeurs …

M. Jason m’a lâché aussi brutalement qu’il m’avait agrippé.

— Comment oses-tu ? Comment oses-tu ? À qui d’autre as – tu raconté ça ?

— Personne …

— Personne ?

— Je le jure !

— À chaque fois que je te regarde, je remercie Dieu de ne pas être comme toi ! Tu m’entends ? Tu m’entends ?

— Oui, monsieur.

M. Jason a ramassé son cartable et est sorti de la classe. Je tremblais. Des pieds à la tête, je tremblais.

Mais au moins, j’avais ma réponse.

 

Sephy

 

M. Jason a traversé le couloir le visage défait. Il semblait sonné. Je l’ai remarqué parce que j’observais le visage de tous les garçons qui passaient dans le couloir en me demandant si l’un d’entre eux était mon frère. Ou si mon frère avait le même nez, les mêmes yeux ou la même bouche. J’y avais pensé toute la journée. Mon frère.

Callum est apparu dans l’encadrement de la porte de notre classe. Je devais lui annoncer la nouvelle. J’ai vérifié rapidement que personne ne regardait dans notre direction et je l’ai rejoint.

— Callum, tu sais quoi ? Tu ne vas jamais croire ce que j’ai découvert à propos de mon père et de ma mère …

— Pas maintenant, Sephy.

— Mais c’est très important …

— Sephy, pas maintenant, s’il te plaît. Est-ce que tu peux essayer de penser à quelque chose d’autre que toi-même pour une fois ? A laissé tomber Callum.

Et il s’est éloigné. C’est à ce moment que j’ai réalisé qu’il avait exactement la même expression que M. Jason.

 

Callum

 

Nous étions attablés pour le dîner et personne ne parlait. Personne n’avait rien à dire. Lynnie regardait son assiette de saucisses et purée. Jude affichait un regard morne, toujours le même depuis sa dispute avec Lynnie. Papa était triste. Quand Maman a posé sa fourchette et son couteau dans son assiette, le bruit nous a fait sursauter.

— Eh ! Mais qu’est-ce que vous avez tous ? S’est-elle exclamée.

— Meggie …

— N’essaie pas de m’amadouer, Ryan. Il y a une drôle d’ambiance dans cette maison depuis quelques jours. Et j’aimerais bien savoir ce qui se passe.

— Je vais me promener, a annoncé Lynnie en se levant.

— Lynnie …

Maman n’était pas la seule à être surprise. Lynnie n’était pas sortie de la maison depuis des siècles.

— Ne t’inquiète pas, Maman. Je vais juste faire un petit tour.

— Où vas-tu ? A voulu savoir Maman.

Lynnie a souri gentiment.

— Je suis une grande fille, Maman. Tu devrais arrêter de t’inquiéter.

— Tu veux que je t’accompagne ? Ai-je proposé.

Lynette a secoué la tête. Elle a monté les marches quatre à quatre.

— Je croyais que tu voulais te promener ? L’a rappelée Maman.

— J’ai une petite chose à régler d’abord, a répondu Lynnie du palier.

J’ai terminé mon dîner.

— J’y vais. À plus tard, a lancé Lynnie en redescendant.

Elle a enfilé sa veste. Nous l’avons tous regardée sortir.

— Au revoir tout le monde, nous a-t-elle salués avant de refermer la porte.

Son sourire était le plus triste que j’aie jamais vu.

— Ryan, je veux savoir ce qui se passe dans cette maison, a exigé Maman. Et ne me répondez pas qu’il n’y a rien. Un de vous a intérêt à me raconter et vite.

J’ai regardé Jude. Il a baissé la tête. Papa a regardé Maman.

— Meggie, tout s’est passé quand tu es allée rendre visite à ta sœur, a commencé Papa.

Maman s’est raidie.

— J’écoute.

Papa lui a tout raconté. Dans les moindres détails. Nous avons attendu qu’elle se mette en colère.

Mais Maman s’est contentée de nous dévisager l’un après l’autre. Je n’osais pas lever la tête. Elle n’a pas crié. Elle n’a même pas parlé. Elle nous a juste regardés. Je ne sais pas pour les autres, mais je me sentais comme un ver de terre repéré par un oiseau.

— Ryan, où est partie Lynette ? A-t-elle fini par demander.

Papa a secoué la tête. Il ne savait pas.

— Jude et Lynette se sont battus … Ryan, je ne peux le croire. Tu es l’homme le plus lâche et le plus inutile que j’aie eu le malheur de croiser dans ma vie, a lâché Maman sur un ton d’amer reproche.

— Ce n’est pas la faute de Papa, Maman, a balbutié Jude.

— Toi, tais-toi ! Tu me donnes envie de vomir ! Tu te crois toujours le plus fort, le meilleur ! Tu penses que tu as toujours raison et que les autres ont toujours tort. Tu t’en prends à ta sœur depuis des mois !

— Et toi, c’est à moi que tu t’en prends depuis des mois a rétorqué Jude. Comme ça, on est quittes.

— Je m’en prends à toi comme tu dis, parce que tu ne fais rien de ta vie ! Tu pourrais travailler avec ton père à la scierie ou entamer un apprentissage avec le vieux Tony, mais …

— Le vieux Tony est bourré du matin au soir ! Allume une allumette devant sa bouche et tu risques l’explosion. Je ne veux pas travailler dans sa sale boulangerie ! A crié Jude. Si je fais ce genre de job, je serai un raté toute ma vie ! Couvert de farine, à pétrir de la pâte jusqu’à mon dernier souffle !

— C’est un travail honnête !

— J’en ai rien à foutre ! Je ne veux pas d’un travail honnête !

— Tu ne sais pas ce que tu veux, s’est rageusement moquée Maman.

— Si, je le sais. Je veux faire des études !

J’ai regardé Jude. Depuis quand voulait-il faire des études ? Il s’était toujours fichu de moi parce que je ne levais pas le nez de mes livres. Quand je révisais pour l’examen d’entrée à Heathcroft, il passait son temps à ricaner.

— Jude, nous avons déjà eu cette conversation, a soupiré Maman. Nous n’avions pas assez d’argent pour que tu poursuives tes études. J’ai perdu mon emploi, tu te souviens ?

— Mais pour Callum, tu l’as trouvé, l’argent ! Vous n’en avez que pour Callum et Lynette. Quand est-ce que ce sera mon tour ?

— Cesse de dire n’importe quoi, a crié Maman. Nous t’aimons autant que nous aimons ton frère et ta sœur. Mais c’est vrai que là, aujourd’hui, je n’apprécie pas beaucoup tes propos.

— Alors je ne vais pas t’infliger ma présence plus longtemps.

Jude s’est levé et dirigé vers la porte d’entrée.

— Jude …

Maman s’est levée aussi.

Jude a ouvert la porte. Il a voulu sortir, mais devant lui, se tenaient deux officiers de police. Un des deux avait le bras levé. Il s’apprêtait à frapper. Ils semblaient aussi surpris que nous. Le premier a baissé le bras. C’était sans doute un sergent. Il était maigre et flottait dans son uniforme. L’autre était, au contraire, carré et costaud. Pas très grand.

Bien sûr, c’étaient des Primas. Les policiers nihils étaient aussi rares que de la neige bleue.

— Monsieur McGrégor ? A demandé le sergent.

Papa s’est levé lentement.

— Lynette, a murmuré Maman.

Ses mains se sont mises à trembler. Elle s’est accrochée au dossier du canapé.

— Pouvons-nous entrer ?

Papa a acquiescé.

— Je vous en prie.

Ils ont refermé la porte derrière eux.

— Je suis le sergent Collins, et voici l’agent Darkeagle.

— Dites-nous ce qui vous amène, a lancé Papa.

Nous attendions tous.

— Je suis désolé, monsieur, madame, j’ai une mauvaise nouvelle.

Les policiers avaient des regards embarrassés. La respiration de Papa s’est accélérée.

— Que s’est-il passé ? A-t-il articulé.

Maman a serré plus fort le dossier du canapé. Je me répétais que de toute façon, ils ne pouvaient rien annoncer de plus grave que tout ce que j’imaginais.

Pourtant si.

— Vous avez une fille du nom de Lynette McGrégor ?

Papa a hoché la tête.

— Je suis désolé, monsieur. Il y a eu un accident. Un accident tragique. Elle a traversé au moment où un bus passait et … Les témoins l’ont décrite comme perdue dans ses pensées …

Nous sommes tous restés silencieux.

— Personne n’est en cause, a repris le policier. Et si ça peut vous être d’un quelconque réconfort, sachez qu’elle a été tuée sur le coup. Elle n’a pas souffert.

Je ne pouvais quitter le policier des yeux. Je n’aurais pu regarder un membre de ma famille.

Tout est ma faute.

Je me sentais coupable. Je me suis rappelé Lynette se découvrant dans le miroir brisé, les mains en sang. C’était il y a quelques jours. Une éternité.

— Votre fille a été amenée à la morgue de l’hôpital. Si vous désirez la voir …

— NOOOOOON !

Maman a poussé un long cri, un cri d’animal blessé, et est tombée à genoux. Papa est venu près d’elle immédiatement. Les deux policiers ont détourné les yeux. Je m’étais transformé en statue. Papa avait pris Maman dans ses bras et la berçait. Maman ne pleurait pas. Elle avait fermé les yeux et se laissait bercer. Le sergent Collins a tendu une carte.

— C’est mon numéro de téléphone. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-moi. J’ai noté le numéro du commissariat au dos.

Papa a pris la carte.

— Merci, sergent. Merci.

Sa voix tremblait.

— Je suis vraiment désolé, a répété le sergent avant de sortir, suivi de son collègue.

Je me suis assis sur le canapé. Lynette était dans ma tête, elle dansait dans ma tête, elle remplissait mes pensées comme si elle voulait prendre possession de moi. Jude n’avait pas bougé. Maman a ouvert les yeux. Elle a repoussé Papa, qui l’a laissée se lever. Une seule larme a coulé sur sa joue.

— Vous devez être fiers de vous, a-t-elle dit. Vous devez être contents maintenant.

— Meggie, tu es injuste, a commencé Papa. Les policiers ont dit que c’était un accident.

— À quoi pouvait-elle bien penser, a repris Maman, si ce n’est à toutes les horreurs que vous lui avez servies …

Maman s’est couvert le visage de ses mains.

— Mon bébé, mon bébé, a-t-elle gémi.

Nous ne pouvions rien faire. Nous étions tous seuls. Absolument seuls. Tous ensemble et parfaitement seuls.

 

Sephy

 

Je zappais de chaîne en chaîne, à la recherche d’une émission potable à regarder. Rien là, là non plus.

— Tu m’énerves !

Minnie m’a pris la télécommande des mains et l’a jetée à travers la pièce.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Ai-je demandé mollement.

— Est-ce que rien ne t’ennuie jamais ? M’a interrogée Minnie.

— Oh si. Des tas de choses m’ennuient.

— Rien qui t’empêche de dormir, hein ?

— De quoi tu parles ?

— Papa et Maman vont se séparer. Ils vont se séparer. Tu t’en fiches ?

— Non, je ne m’en fiche pas, ai-je protesté. Papa a rencontré une autre femme. Maman boit plus que jamais et toi, tu passes ton temps à me prendre la tête ! Mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

Minnie m’a jeté un regard qui aurait abattu un séquoia géant et est sortie de ma chambre. Je me suis levée et j’ai cherché la télécommande. C’est vrai quoi ! Après tout, ce n’était pas ma faute, tout ce gâchis !

Que me voulait Minnie ? Si je pouvais empêcher Papa et Maman de se séparer, je le ferais. Mais une seule personne, surtout une personne comme moi, n’avait aucune emprise sur ce genre d’événements ! J’ai fini par retrouver la télécommande et je me suis laissée tomber sur le canapé. Ma colère enflait à chaque seconde. Minnie me rendait cinglée avec son humeur de chien. Si elle croyait que …

— Sephy ! Appelle une ambulance ! Vite !

Je n’ai jamais bougé aussi rapidement de ma vie. J’ai gravi les marches quatre à quatre. Je me suis précipitée dans la chambre de ma sœur mais elle était vide, j’ai traversé le palier jusqu’à la chambre de Maman et je me suis arrêtée sur le seuil, comme si je m’étais heurtée à un mur invisible. Maman était étendue sur le sol, une bouteille à côté d’elle et des cachets éparpillés sur le tapis. Pas beaucoup de cachets. Minnie avait posé la tête de Maman sur ses genoux et lui caressait les cheveux en la berçant.

— Une ambulance ! Vite ! A-t-elle hurlé.

J’ai couru vers le téléphone du palier, les mains tremblantes. Maman venait d’essayer de se tuer.

Maman venait d’essayer de se tuer …

 

Callum

 

C’était bizarre. Je ne pleurais pas. Je n’y arrivais pas. Je restais assis sur mon lit, les yeux dans le vide, mais pas une larme ne coulait sur mes joues. Je me suis allongé, j’ai glissé mes mains derrière la tête. Rien. Je me suis retourné sur le ventre, j’ai enfoncé mon visage dans mon oreiller. Toujours rien. Ma sœur était morte et je ne ressentais rien. J’ai serré les poings et je les ai enfouis sous mon oreiller, pour les empêcher de taper contre le mur. J’ai senti une feuille sous mes doigts. J’ai regardé. C’était une enveloppe avec mon nom écrit dessus. De la fine écriture de ma sœur. Une décharge électrique m’a traversé des pieds à la tête. Je me suis assis et j’ai pris l’enveloppe. Une lettre s’en est échappée et est tombée par terre. Je n’ai pas bougé.

— Lynnie ? Ai-je murmuré.

J’ai levé les yeux, m’attendant à la voir dans l’encadrement de ma porte, souriante, les yeux pétillants, toute contente de sa bonne farce. Mais elle n’était pas là. Qu’est-ce que j’étais censé faire ? Je me suis penché et j’ai ramassé la lettre. J’avais envie de savoir ce qui était écrit, mais en même temps, j’étais terrifié. J’ai compté jusqu’à trois.

Un, deux …

J’ai commencé à lire.

Cher Callum,

C’est une lettre très difficile à écrire mais je voulais que tu connaisses la vérité. À l’instant où tu lis ces mots, si Dieu est un être de pitié, je ne suis plus de ce monde. Je suis fatiguée et j’ai envie d’arrêter, c’est aussi simple que ça. J’ai longtemps réfléchi à la meilleure manière et je crois que me jeter sous un bus ou un tram, c’est bien. Avec une voiture, c’est trop risqué … Tu vois, mon sens de l’humour est revenu quand j’ai recouvré le sens des réalités. C’est cette réalité que je ne supporte pas. Je ne me sens pas assez forte.

Je vais essayer de maquiller ça en accident pour éviter la honte à Papa et Maman, mais je voulais que tu saches. Je n’ai plus honte d’être ce que je suis, mais je refuse de vivre dans un monde où je ne serai jamais assez bien, où tout ce que je ferai sera mal seulement parce que je suis une Nihil. Je suis une Nihil et rien ne changera jamais ça. J’espère que Sephy et toi aurez plus de chance que Jed et moi – si c’est ce que tu veux. Prends soin de toi. Et quoi que la vie te réserve, sois fort. Sois fort pour nous deux.

Avec tout mon amour,

Lynette

 

Lynnie.

La lettre tremblait dans ma main. Les mots se brouillaient. Je ne voulais pas les relire. Une fois, c’était déjà plus que suffisant. J’ai froissé la feuille, je l’ai écrasée dans mon poing. Je l’ai écrasée comme j’aurais voulu que mon cœur soit écrasé. Je suis resté parfaitement immobile pendant une minute ou peut-être une heure. Assez longtemps pour que la douleur dans ma gorge s’estompe, assez longtemps pour que mes yeux aient le courage de voir à nouveau. Et quand j’ai commencé à avoir moins mal, seulement à ce moment, j’ai bougé. J’ai déchiré la feuille en tout petits morceaux que j’ai laissés tomber par terre. Ça faisait comme de la neige.

Pour la première fois de ma vie, je détestais ma sœur. Je la haïssais. Elle avait abandonné. Elle m’avait abandonné.

Avec tout mon amour … Que voulait-elle que je fasse de son amour ? Et à quoi lui avait-il servi à elle ?

À garder ses plaies béantes ?

Jamais, jamais, je le jurais, je ne ferai comme elle. Jamais je n’abandonnerai.

Jamais.

 

Sephy

 

Minnie était assise près de moi. Elle avait passé son bras autour de mon épaule.

— Minerva ?

— Chut, a murmuré Minnie. Maman va se remettre. Tu verras, tout ira bien.

J’ai regardé le tapis du couloir. Cet endroit ressemblait plus à un hôtel qu’à un hôpital. Savaient-ils vraiment ce qu’ils faisaient ? Où était Maman ? Les ambulanciers n’avaient accepté que nous accompagnions Maman que parce que Minnie avait refusé de lui lâcher la main. À l’arrivée, nous avions été dirigées vers une salle d’attente, pendant que Maman était emmenée sur un chariot. Les minutes passaient. Lentement. Nous n’avions toujours pas de nouvelles. Il n’y avait ni infirmière, ni médecin. Personne.

J’avais noué mes mains.

Mon Dieu, s’il vous plaît, mon Dieu …

— Minerva, Perséphone ? Ah, vous êtes là !

Juno Aylette, la secrétaire personnelle de Papa, avançait à grands pas dans le couloir.

Minnie s’est levée. Je l’ai imitée.

— Vous avez perdu la tête ! A attaqué Juno.

J’ai froncé les sourcils et j’ai regardé Minerva qui était aussi stupéfaite que moi de cet accueil.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas téléphoné sur ma ligne directe avant de prévenir une ambulance ? Les médias sont en train de gloser et de raconter que votre mère a tenté de se suicider parce que votre père la trompe !

J’ai fermé les paupières. J’avais sûrement mal entendu. Oui, c’était ça. Personne ne pouvait se montrer aussi … insensible.

— Maman a vraiment essayé de se suicider, a marmonné Minnie.

— Bien sûr que non ! A rétorqué Juno en sortant son téléphone portable. Quand on veut se suicider, on avale plus de quatre somnifères. Elle voulait juste attirer l’attention sur elle.

Juno composait un numéro.

Je me suis tournée vers ma sœur.

— Minnie, qu’est-ce que …

— Allô Sanchez ?

Juno parlait fort. Je me suis tue.

— Oui … j’ai un nouveau service à te demander. Oui … je suis à l’hôpital et … Bien sûr qu’elle va bien … ce n’est rien du tout, mais nous devons répandre la nouvelle qu’il ne s’agissait que d’un accident … Oui …

Minnie lui a arraché le téléphone des mains et l’a jeté par terre avant de l’écraser sous son talon. J’ai regardé ma sœur, le cœur battant, béate d’admiration.

— Comment oses-tu ? A commencé Juno.

— Allez au diable ! Lui a crié Minnie.

— Minerva Hadley, tu n’es qu’une sale gamine gâtée !

— Et vous, une vache sans cœur !

Sur ces mots, ma sœur s’est dirigée vers l’endroit où on avait emmené Maman.

J’ai adressé un sourire narquois à Juno et j’ai emboîté le pas à ma sœur.

— Tu as été géniale, Minerva, absolument géniale !

Elle n’a pas souri, mais son visage s’est un peu détendu.

Un peu.

 

Callum

 

Nous avions enterré Lynette dans l’après-midi. Une semaine après « l’accident ». Depuis une semaine, je n’étais pas allé à l’école, je n’avais pas versé une larme. Il était tard. Je marchais sur la plage. Seul.

Je portais ma seule chemise convenable et je regardais les vagues aller et venir. Je me demandais à quoi servait ce mouvement perpétuel.

Quelque chose dans ce monde avait-il une utilité ?

Je suis rentré. Seul.

Notre maison était bondée. Amis, famille, voisins, étrangers. Je ne m’y étais pas attendu. Je n’avais pas envie de voir tous ces gens. Papa avait promis un enterrement sobre. On aurait dit que tous les Nihils de notre quartier se battaient pour entrer dans notre salon. Je me suis mis dans un coin et j’ai attendu. Chacun se poussait du coude pour être le premier à présenter ses condoléances et à donner son avis sur ce « tragique accident ». La cour devant la maison ainsi que le petit jardin à l’arrière étaient remplis. La maison aussi. Il y avait du bruit. Beaucoup de bruit.

Il fallait que je parte ou j’allais exploser. Jude se tenait un peu à l’écart, avec quelques amis. Il ne quittait plus son air sombre. Il parlait peu et buvait beaucoup. De la bière, je crois. Il commençait à tituber. Je n’avais pas envie d’essayer de l’arrêter. S’il avait envie de se soûler, grand bien lui fasse. Le monde entier pouvait aller se faire voir !

Qu’est-ce que Lynnie aurait pensé de tous ces gens ? Elle aurait sans doute été aussi étonnée que moi. Et que penseraient Papa et Maman et Jude s’ils savaient que ce n’était pas un accident ? Question stupide. Je sais ce qu’ils diraient. Je sais ce qu’ils ressentiraient. Je ne leur dirai jamais. J’avais brûlé les petits morceaux de la lettre de Lynnie. Je devais bien ça à Papa et Maman. Surtout à Maman.

Le bruit continuait de plus belle. Je me suis massé les tempes. Papa et Maman avaient-ils réellement invité tous ces gens ? Et où était Papa ? Je ne l’avais pas vu depuis un moment. Maman non plus, d’ailleurs. J’ai traversé le salon, serrant des mains et hochant la tête à chaque « condoléances ». Alors que j’allais péter les plombs, j’ai aperçu Papa. Il était en pleine discussion avec deux types. Le premier avait des cheveux blonds sales, noués en queue-de-che – val et une fine moustache. L’autre avait les cheveux noirs et une peau mate, que beaucoup devaient lui envier. Il ressemblait presque à un métis.

Je souhaitais de toutes mes forces avoir un jour les moyens de m’offrir un traitement pour noircir la peau de façon permanente.

Je me suis dirigé vers eux, mais l’expression solennelle sur leur visage m’a stoppé. Je me suis concentré sur leurs lèvres, pour déchiffrer leurs paroles. Je n’avais jamais fait ça avant, mais ça m’était venu naturellement. Il me suffisait de le décider pour devenir le meilleur espion du monde. Du moins le meilleur espion nihil du monde.

Papa ne parlait pas beaucoup. Il acquiesçait et acquiesçait encore. Un mot par-ci, un hochement de tête par-là, et c’était tout. Apparemment, les deux types, ça leur suffisait. Ils ont commencé à sourire et à tapoter l’épaule de Papa. Puis un des deux lui a glissé quelque chose dans la main. Papa n’y a pas jeté un œil mais s’est empressé de le ranger dans sa poche. Du coin de l’œil, j’ai vu Maman entrer dans le salon. Elle a cherché Papa du regard. Elle l’a repéré tout de suite et s’est frayé un chemin vers lui. Puis elle a remarqué les types et s’est immobilisée. Une étincelle de colère a lui dans ses yeux. Et elle a repris sa marche, à pas encore plus décidés. J’étais tellement absorbé par ce qui se passait sous mes yeux que je n’avais pas réalisé tout de suite le silence qui emplissait à présent le salon. Tout le monde était tourné vers le même endroit derrière moi. Personne ne parlait plus. Personne ne bougeait plus. Je me suis retourné. Lentement.

Et j’ai reçu un coup de poing dans l’estomac. C’est du moins l’impression que j’ai eue.

Sephy …

Que faisait-elle ici ? Elle était folle ou quoi ? Les gens s’écartaient d’elle par vagues. Ça me faisait penser aux ondes qui rident la surface d’un étang quand on lance un caillou. Sans un mot, Sephy est venue vers moi. Puis elle m’a dépassé et a continué jusqu’à ma mère qui n’était plus qu’à quelques pas de mon père.

— Monsieur et madame McGrégor, je voulais vous dire à quel point j’étais désolée de ce qui est arrivé à Lynette. Je comprends ce que vous traversez. Ma mère … je sais …

Sa voix s’est brisée. Il aurait fallu qu’elle ait une peau de rhinocéros pour ne pas sentir l’hostilité qui régnait.

— J’espère que je ne vous dérange pas … Je voulais juste … je suis désolée …

Maman a été la première à retrouver l’usage de la parole.

— Vous ne nous dérangez pas, mademoiselle Hadley.

Elle a fait un pas vers Sephy.

— Merci d’être venue. Voulez-vous boire quelque chose ?

Sephy a regardé tous ces gens qui l’observaient. Tous soupçonneux ou franchement hostiles.

— Non, non, merci, a-t-elle répondu.

— C’est absurde. Vous avez fait beaucoup de chemin. Vous ne pouvez pas repartir sans vous désaltérer. N’est-ce pas, Ryan ?

Maman s’était adressée directement à Papa.

Il était à présent seul dans le coin du salon. Les deux types avaient disparu comme par enchantement. Papa fixait Sephy comme si elle était une variété de champignon vénéneux et écœurant. Exactement comme Mme Hadley m’avait regardé quand j’avais demandé à voir Sephy, la dernière fois.

— Ryan, a répété Maman.

— Bonjour, mademoiselle Hadley, a-t-il réussi à articuler.

— Je vais y aller.

— Sephy …

J’ai à peine eu le temps d’ouvrir la bouche. Jude s’était approché de Sephy.

— Oui, c’est ça, vas-y ! Casse-toi ! Personne ne t’a demandé de pointer ton nez de Primate ici ! Tu peux te garder ton hypocrisie.

— Jude, ça suffit ! L’a fermement repris Maman.

— Si notre sort l’intéresse autant, elle était où ces trois dernières années, quand Lynnie était cinglée et qu’on avait à peine de quoi manger ? Elle était où, quand sa mère t’a virée et que j’ai dû abandonner mes études ? Elle était où, quand Harry a perdu son job ?

Jude désignait un homme près de la porte.

— Et tout ça parce que c’est une sale gamine qui n’en fait qu’à sa tête sans jamais se préoccuper des autres !

Sephy fixait l’homme, Harry, qui lui renvoyait son regard. Je ne l’avais jamais vu de ma vie. Qu’est-ce qu’il avait à voir avec Sephy ?

— Notre nouveau chauffeur m’a dit que vous aviez décidé lie partir.

La voix de Sephy n’était qu’un murmure. Mais dans le silence, tout le monde l’a entendue.

— Je me suis fait virer pour vous avoir laissée seule, alors qu’il y avait une émeute devant votre collège, a lancé Harry. Je vous ai demandé de rester dans la voiture, mais vous n’avez rien voulu entendre. Quand votre visage s’est affiché sur l’écran de télé, votre mère m’a jeté dehors à coups de pied aux fesses. J’en ai encore la marque et je l’aurai jusqu’à la lui de mes jours !

La colère montait.

Sephy a secoué la tête.

— Je ne savais pas. Je vous jure que je ne savais pas.

— Vous avez pas pris la peine de vous renseigner, a craché Harry, dégoûté.

— Votre race ne nous a apporté que des malheurs, a lâché Jude en bousculant Sephy.

Des murmures se sont élevés devant tant d’audace. Bousculer une Prima, c’était courir au-devant des problèmes. Mais Jude s’en fichait.

— Et maintenant, tu viens ici …

— Madame McGrégor, madame McGrégor ! A appelé Sephy.

— Perséphone, il vaudrait mieux que tu partes, a dit Papa.

— Mais je n’ai rien fait, a protesté Sephy d’une voix tremblante.

— C’est vrai, tu n’as rien fait, a accordé Papa sur un ton de reproche. Tu viens vêtue d’une robe qui coûte plus que je ne gagne en un an et nous sommes censés sourire et applaudir ? Tu crois que c’est comme ça que ça marche ?

— Non, a murmuré Sephy.

— Alors, va-t’en ! A sifflé Jude. Va-t’en tout de suite, avant que je commette un acte que je pourrais regretter plus tard.

Sephy a regardé autour d’elle. Ses yeux ont trouvé les miens. J’ai esquissé un pas vers elle, mais une femme m’a retenu par le bras.

— Laisse-la. Les Nihils et les Primas ne se mélangent pas.

Sephy a ravalé ses sanglots et est sortie en courant. La foule s’est écartée, comme la mer devant l’ange Shaka.

— Tu n’avais pas le droit de la traiter de cette façon, Jude.

Maman avait attendu que Sephy soit partie avant de s’en prendre à mon frère.

— Oh si, il en avait le droit ! A déclaré Papa. Personne ne voulait d’elle ici. Jude s’est contenté de lui dire la vérité.

Maman n’était pas la seule à être surprise. Qu’est-ce qui prenait à Papa ? Je croyais que sa devise était : « Vivre et laisser vivre » ! Depuis quand avait-il changé ? Depuis la mort de Lynnie ?

— Ryan ? A dit Maman.

Autour de nous, les gens ont repris leurs conversations. Un peu gênés. Je suis arrivé près de Maman en même temps que Papa. Il avait une expression de dureté sur le visage.

— Meggie, a-t-il prononcé lentement. Je refuse de rester plus longtemps sans agir.

Et il a tourné les talons.

Maman n’a pas essayé de le retenir.

Le ton de sa voix, l’éclat de ses yeux, sa façon de marcher même, me faisaient peur. Comme si mon père emmenait mes derniers espoirs avec lui.

 

Sephy

 

Ça ne fait que trois ans que la mère de Callum ne travaille plus pour la mienne. Trois petites années. Trois années qui sont passées aussi vite que trois minutes pour moi. Pourtant, quand je suis entrée chez Callum cet après-midi, j’ai eu l’impression de pénétrer chez des étrangers. J’avais un souvenir précis du père et de la mère de Callum mais mes souvenirs n’avaient rien à voir avec la réalité. Ils ne voulaient pas me voir. J’étais indésirable. Après tout ce qui était arrivé à Maman, je voulais leur dire combien leur tragédie nie touchait. Minnie et moi étions dans le même bateau que Callum.

Mais chaque pas que je faisais vers Callum semblait me rapprocher de l’enfer.

 

Callum

 

Je me suis assis près de Sephy sur la plage. Nous n’avons pas parlé. J’avais du sable sur mon seul costume mais ça m’était complètement égal.

— Je ne voulais blesser personne, a soufflé Sephy.

— Je sais, mais …

— Mais ce n’est pas la meilleure idée que j’ai eue dans ma vie, a soupiré Sephy.

— Non.

— Je fais tout de travers en ce moment.

Elle ne cherchait pas à se faire plaindre.

— Je suis désolée pour ta sœur, Callum. Je voulais te le montrer. J’ai pensé qu’envoyer une carte serait un peu … un peu …

— Impersonnel ?

— Exactement. J’ai suivi mon impulsion.

Je ne savais pas quoi dire, alors je n’ai rien dit.

— C’est ça de grandir ? M’a demandé Sephy.

— Oui.

— Tu me prends dans tes bras, s’il te plaît ?

J’ai hésité.

Sephy a soupiré.

— Si tu n’en as pas envie, ce n’est pas grave.

— Non, ce n’est pas ça, c’est juste que …

Sephy s’est mordu la lèvre.

— C’est juste que … et puis zut !

J’ai mis ma tête sur son épaule. Et nous sommes restés ainsi à regarder les vagues aller et venir dans la nuit tombante.

Entre Chiens Et Loups
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